
Poésies Jean-Luc OTT
LES POINTS CARDINAUX
RESTENT INCHANGES
1.
Insensé je suis de croire
comme on croit en un dieu
que ce qui est en nous
et plus grand que nous
J’ouvre mes volets sur ta voix
et c'est un déluge de lumière
qu’y a-t-il encore à dire
qui n’ait été raconté mille fois
Ta parole est usée à force d’être redite
Et quand j’épelle les vieux fruits sur la table
de la cuisine je partage encore des mots
comme avant lorsque nous marchions ensemble
moi et ton alliance arbre et silence
Mon sang les martèle jusqu’à ce qu’il ressente -lui-
nos trahisons
unes à unes
patiemment comme dure un vent léger
comme on égrène le pois mûr
La page n’est pas encore tournée
que déjà je sais qu’il y a autre chose
les bourgeons qui s’amenuisent
les feuilles qui tremblent si lentement
et quand le monde est désœuvrement
mes souvenirs sans lui rejaillissent
de feu dans ses branches déployées
de verre éclatant d’oiseaux captifs.
2.
Des draps froissés un plafond bas de combles
après l’effleurement d’une peau des signes voltigent
une odeur flotte proliférante qui pénètre
les sens telle une forêt de cèdres
Je suis attentif aux moindres souffles comme si d’eux
pouvait dépendre la spirale de l’assouvissement
au moindre geste puisqu’on le sait
les caresses d’autrui sont aiguës au corps
Il n’y a pas de remède à la nostalgie
elle vous suit et se déplace avec le temps
n’étant jamais exactement la même
ni toujours là quand il faut vous aimer
Chose familière
présente et absente en même temps
Aujourd’hui n’existe qu’en filigrane
hier alors ? devenu quasiment vrai
Faudrait-il ne plus songer à cela ?
Il écarte bras et jambes démesurément
comme des points cardinaux.
3.
Qu’elle est cette force qui t’impose à moi ?
Qu’elle est cette transgression ?
Sans que j’en aie le désir le bourdonnement têtu
d’une meute d’abeilles comme s’invite l’été
à sa manière désarmante et lourde
Les résolutions sont sans cesse remises
la volonté s’effrite les contours
se perdent dans la glissière du temps
C’est ta force qu’aucune réalité ne peut
te confondre tu émerges de loin
comme un jour nouveau
Ce que tu as dit n’a pas d’importance
Personne n’ira vérifier quoique ce soit
tout à la confusion tout au doute
Et que désormais dans notre maison
entre nous le troisième sexe se glisse
L’incontournable l’immatériel qui n’a pas
de visage ni de grain de peau qu’on n’interpelle pas
et dont la sueur sur son corps est froide
et vive comme la glaise
C’est faux de dire que les absents ont torts
puisqu’eux seuls maintiennent les repères
depuis la ville penchée autour de ses vignes
jusqu’au mamelon boisé
derrière le bar-tabac.
4.
Quant à cette présence c’est l’îlot de calme
le petit renard roulé en boule quand il dort
les cors de cervidés portés haut sur la tête
qui magnifient l’espace de la forêt : le monde
les brouillards se levant devant les monts
enneigés sont des crêpes transparentes
qui laissent deviner l’étendue paisible du ciel
Les mots ne s’imposent pas ils vrillent
à la lumière comme les arbres au vent
et leur signification est pareille au silence
après les batailles et les tempêtes
Pourquoi tant d’incompréhension
pourquoi tant de carnages ?
Désarmante est ta nudité devant ce qui t’attend
quand le monde finira les mots de paix forcément
viendront à ta bouche tout au bord
quand tu ne pourras pas aller plus loin
ni pour humer les odeurs qui viennent à toi
ni pour piétiner les herbes impérissables
ni pour y répandre ta masse de regret.
5.
C’est parce que je ne suis qu’une épreuve
parmi toutes celles qu’illumine la terre
que quelqu’un est déjà passé par là :
les empreintes la piste les odeurs familières
vers l’au-delà des collines vertes
me rassurent
Promesse que j’accepte comme tienne
J’ai appris en un instant j’ai appris
que je suis novice devant ce défi
De quelle matière étais-tu ?
Tes paroles je ne m’en souviens pas
Seul le moment compte la prouesse
Dans cette histoire qui porte qui ?
qui soulève l’autre au-delà des monts ?
Je ne sais pas que je vole mais quand
je suis à terre je sais que j’ai volé
Quelle densité pour un jeune corps !
Un tel rien aujourd’hui
Nous vivons et ce rien s’enrichit
de quantité d’autres aussi uniques que nous
Je suis jeune comme chaque jour
où tu veilles sur moi bien qu’invisible
comme sur une chose tienne.
6.
Qui ne sait franchir
qui ne sait poindre son nez
comme un petit animal
On espère tout on ne touche à rien
comme pour les étals de fruits
parfumés dans l’été odorant
En deçà il y a les chants tourmentés du corps
aux langues pourvoyeuses et rauques
Jeunesse méandres de sens qui ne sait
Au-delà rivière en crue
l’inouïe querelle du possible
et partout elle progresse sans une cassure
droit dans son instinct
On attend dans le mouvement ou la paresse
que fait le regret que le monde bouge
mais c’est de l’audace qu’il faudrait
comme un soleil perce d’un trait de mage
entre un nuage rapide et un autre trop lent
7.
Résister aux regrets
alors qu’il y a tant de raisons de se réjouir
J’ai appris à aimer le monde grâce à toi
la beauté la chaleur la tendresse
tout ce qui rappelle la vie
tout ce qui illumine cette chimie biologique
J’ai eu besoin de ton regard et de ta parole
pour comprendre cela
Cela n’est pas regret mais puissance
évocatrice du bonheur
J’éteins le soir la lumière du jour
et retrouve tous ces biens
Ils nous appartiennent et nous possèdent
Le vol argenté des grands oiseaux
dans l’épaisseur blanche de novembre
On entend la mécanique des ailes prendre
possession du corps la vigueur du mouvement
et cette volonté de s’affranchir de toute pesanteur.
8.
Où la déchéance a commencé
le sol a tout absorbé comme lors des premières
pluies il sent fort les sillons crevés de la terre
quand la charrue est passée
Le corps est ainsi il accepte la versatilité de l’amour
Mes forêts font naufrage dans de grands incendies
immolées comme des êtres très chers
et nous restons tétanisés par les flammes et la chaleur
Comme à l’automne les yeux rouges des forêts
sont flamboyants leur regard me traverse de part en part
me disperse comme les insectes lumineux de la nuit
Je sais désormais que la frontière est ténue
entre la mort et le vivant
qu’elle emprunte des sentiers aux pistes diverses
Que l’appel venant de là-bas n’est pas audible
de tous et qu’il faut être prêt pour cela
accepter de voir et d’entendre le chaos
d’un être cher pour avancer.
9.
L’ailleurs toujours
Peu importe d’où il vient
comme si ce qui nous touche
ne pouvait nous satisfaire
Ce que je crois je le devine
ce que je devine je le crois
Je crois en la matière
même transparente comme la fleur
du prunellier la dentelle des sous-bois
quand la lune fait briller les gouttes de rosée
comme des perles
Tu as été mon présent et mon ailleurs
et le serais encore si tu avais
le don de te souvenir
Ta matière est faite de légendes et de désirs
et c’est moi qui ai fabriqué ce bien
dans la macération
pour que tu vives comme une divinité
des steppes et sa cohorte de cervidés
Mais peut-être ne te reconnais-tu pas
que ta chevauchée est moins spectaculaire
que tu ne te doutes de rien
comme si steppe pour toi n’était qu’un lopin de terre
dont les bornes ont été maintes fois remaniées
Sais-tu seulement où elles se trouvent ?
Sais-tu seulement qui je suis ?
Vu d’ici diaphane est l’horizon
aussi bien devant derrière que de côté
Je crois ce que je vois depuis toujours.
10.
Toute vie est grâce depuis le balancement
des algues le vol indéchiffrable des freux dans le ciel blanc
jusqu’au corps imperfectible de la jeunesse
Sache-le et regarde bien
La couleur des forêts teinte les renards
Pour frayer les airs s’y posent
Le cerf et sa troupe majestueuse
franchissent des zones humides
avec leurs bois adultes comme des branches sans fruit
Leurs souffles bleus ont des volutes
irréelles que les déesses de l’hiver fourbissent
Elles sont là aussi sûrement
que ton besoin incessant de conquête
que ta volonté brutale d’épuiser le monde
de ton ardeur.
11.
Qu’y a-t-il de plus doux qu’un sommeil ?
Après qu’est tombée drue la neige et que s’insinue
la paix qui endormirait même
les âmes enliassées
Je n’ajouterais pas de nuance
à tant de blanc elle se suffit à elle-même
pour réverbérer ce qu’elle contient
de vulnérable d’hypnotiques méduses
Le temps de la réflexion est passé
Ta parole reste amie et vulnérable
comme cette première neige
qui jamais ne dure
A peine posée elle s’illumine avant de s’éteindre
se trompe peut-être de destinée
La surface est trop brûlante
pour se faire hôte
Le pillard est reparti avec son œil
comme la pomme oblongue du mélèze
venu alors qu’on l’attendait
depuis le premier jour
Ce sera pour ne plus éprouver de désir
que je resterai planté là
L’oiseau son chant ne fera plus rougir *
Lichens mousses et bruyères feront
de mon sommeil un chant de silence
Je ne serais coupable d’aucune incongruité
d’aucune entaille à la croyance
pour avoir ajouté une intention à tes paroles
un sentiment à ta foi.
*Arthur RIMBAUD
12.
Dans les trous froids à l’heure dite
le jour pointe sa tige et par le fait même
vers l’éclair empresse le passage
aux soldats dépenaillés de la nuit
qui rêvent encore à des choses claires
J’ai tout ce qu’il faut pour occuper la place
la malmener par les mots les coups
les sentiments et par toute la douceur
qu’il est possible d’avoir quand on est homme
et la soumettre
Encore faut-il que tu cèdes
Comme le sommeil pénètre la vie par effraction
comme il recueille les fruits les dernières
sueurs chaudes trahissant tout sur son passage
les grandes étendues et la rage de vaincre
et la promesse ointe de durer.
13.
Les humains ne savent pas être sans passion
sans marquer leur présence
de ce qui colle à leur peau
empreintes sueurs sentiments
Les choses ont un comportement plus raisonnable
jamais elles n’oublient leur nature
même si elles vivent comme un insecte par exemple
elles restent à leur place de chose
L’être humain ne peut s’empêcher de vouloir être
ou posséder en dehors de lui-même
Ce qui le rend imparfait insupportable
J’ai voulu posséder plus que ce qui était
en mon pouvoir provoquant l’ordre des choses
Dans l’ordre le désordre est venu
qui n’appelle ni pardon ni mansuétude
De moi des passions
tu n’auras plus
je laisse ta vie se faire en dehors d’elles
mais tu ne peux oublier ou faire
comme si tu l’ignorais.
14.
Les joies faciles coulent comme l’eau
entre les myrtilliers coupant et les mousses
Les doigts tout bleus
qu’on aimerait mettre en bouche
Impossible d’y voir clair
les nuages sont passés très haut
et remises à plus tard les pluies heureuses
J’espérais peut-être cela
par d’étroites manifestations
regards gestes paroles
d’une extrême douceur
Désemprisonné de mille façons
comme un insecte-volant fraîchement né
soumis
Si tu m’as ouvert les yeux
tu ne m’aides pas à aimer
mais à ressentir
dans le tumulte de mon corps
l’autre brûlant de fièvre.
15.
Dis-moi quelque chose n’importe quoi
pour qu’à nouveau je m’installe dans le temps
Le poids de te parler est suspendu
À côté la réponse n’est rien
Le temps n’est qu’un bois de cerf au corps magnifique
qui s’élance par les forêts le souffle visible
comme fait le chaud lorsqu’il rencontre le froid
pour disparaître comme il est venu
dans l’enchantement d’un feuillage
Apprendre jusqu’à quel point de lisibilité ?
Déjà je ne parviens plus à dire mon époque
ta fuite cette vérité qui m’obsède
La chair à côté n’est rien
Quelle importance aujourd’hui ce va-et-vient
de mots que tu aurais pu dire.
16.
aux poètes Artyom Kamardin et Yegor Shtovba
Rien de grave juste un mal essentiel
d’indéfinissable douceur qui fait qu’on
ne regarde pas les choses de la même manière
Indécrottablement à l’âge pacifique et viscéral
qui végète en soi comme une plante en pot
une marée réglée comme musique
Maïakowski et ces corps frêles qui tiennent
tête à l’adversaire
aussi peu audibles que mes paroles
et qui ne sont rien à côté d’un « tue-moi milicien »
angélique
Ailleurs ce serait pareil puisque ailleurs tout me suivrait
les heures chaudes de l’été les peaux luisantes d’eau
et la nature muette avant la nuit
Je n’ai que faire des remèdes des on-dits
Je suis voué au silence comme l’eau des marais
où nous allions partager une pomme en deux
avec la force des mains
et le jus sucré qui coule sur tes doigts
et que je regarde couler
et qui est perdu
Je n’en ai pas fini avec tout ça !
17.
Pour ne plus te parler il faudrait que je m’endorme
que je donne ma confiance à la nuit qu’elle m’enlève
la parole de la bouche comme on enlève une dent
et qu’elle s’étende sur la mousse
comme on procède pour l’amour
Le ciel serait vide et blanc en quête d’unicité
Ainsi avance le gel le long du chenal
qui mène à la trouée arctique ainsi je crois
la mémoire lisse les aspérités de ta peau
Je ne connaîtrais plus ta voix
Je serais soumis à l’expansion du froid
comme se rétracte l’arbre comme il courbe
sa ligne et plie sa volonté à l’endormissement
Nul ne sait si on garde son âme longtemps
nul ne sait si on émerge un jour
de tant de sommeils accumulés
Pour ne plus te parler il faudrait être
ignoré parfaitement seul comme un être
à qui l’on ne jette pas même un regard
Quelle importance serait alors ce va-et-vient
de mots que tu aurais pu dire.
18.
La trace en la folle nuit que je renifle
et lèche le sentier qui sent la fonge
les baies mûres et la terre humide
Au-dessus le ciel au loin les collines figées
au-dessus encore le monde à peine imaginable
Quelqu’un ou quelque chose a marché ici
il n’y a pas longtemps j’entrevois la rencontre
bientôt je ne serai plus seul
Serai-je prêt?
Le monde est bien vivant quand il est vaste et désert
Il ne me viendrait pas à l’idée de me défendre
J’ai besoin de penser cela pour m’extraire de ma peau
(l’herbe aussi est dure au combat)
Dehors je suis né et je connais les marais
la fournaise la pluie et parfois une dégelée de plombs
Ce n’est pas parce que je suis ce que je suis
qu’il faut me penser comme une chose
Je cours comme une vapeur entre les branches
aériennes des chênes et les sous-bras touffus
des sapins ma course est un mirage
Qui parlerait encore de fraternité quand la guerre
est là comme un poinçon sur le cœur ?
Ici chez moi je suis comme dans une lunette étroite
une bulle où le monde est moins vaste qu’il n’y paraît.
19.
Mon appétit démesuré est à l’image
des canicules hyperboliques
Le prendre par la main le jucher sur l’épaule
comme un sac à dos
sentir son poids nous contraindre
s’enfoncer lentement avec lui dans la terre meuble
se laisser submerger lentement par le désir
Les toucher pour les vaincre
par peur de ne plus pouvoir le faire
Accepter de perdre à chaque pas
quelque chose qui nous retient
de mourir un peu
Mieux encore se laisser féconder
modeler en un fruit rose et blet sans amertume
avant d’être gagné par l'aridité du suc
lentement comme un pas régulier résonne en soi
comme on entend monter en soi
le pas incontournable de l’écoulement.
20.
Il y a toujours une voie par où s’écoulent les eaux
les veines bleues trouvent leur chemin
dans les broussailles et les rues adjacentes
le plus naturellement du monde
C’est par là que tout le monde passe
le désir y mène la fuite aussi le soulagement
J’ai trouvé mon genre il y a longtemps
après d’âpres luttes intestines
comme fait l’eau entre les racines
des plantes familières
Parfois cela semble évident parfois
la peur est plus forte que l’air
selon où l’on se trouve parfois
c’est s’affranchir du monde.
21.
Quand ira-t-on sur une autre planète
pour y causer du désordre
pour y tenter cette seconde chance ?
Je voulais te montrer ce que tu n’étais pas
en mesure de voir à la lisière des bois
là où les rayons sont encore obliques
et répandent la lumière en un tracé bien droit
Tiède est le vert de la végétation si pleine de vigueur
J’attends la tienne que tu me fasses entrer
dans le sous-bois défendu par les ombres
odorantes des sapins tous semblables
C’est bien la lumière que je t’oppose
Mais l’heure encore réfractaire n’était pas venue
De coucher en elle n’était pas de flammes assez fortes
Qu’as-tu renié pour être admis parmi les tiens ?
L’hésitation ce moment pas définitif
qui fait croire que tout est encore possible
que les dés ne sont pas encore jetés
et qu’il te reste encore un mot tendre pour moi
même s’il ne vaut engagement mais peut-être excuse
Comment savoir ce que tu as dans le cœur ?
Tu n’aurais pas été plus lumineux en plein soleil
Ta vie d’avant ta planète bleue dans l’ordre
du possible est mon continent complice.
22.
Que te donner ? Tu as tout de moi
même mon espace de penser
ma solitude t’appartient
Le corps n’est rien
Il ne dit rien de nous d’ailleurs
quand il se décompose comme se disloque
de vieux coussins les fibres anciennes
sont devenues des poudres fines
sans qu’on puisse dire quand cela commence
ni par quel côté
Le corps est moins nous que jamais
avec sa peau tachée distendue et transparente
comme un repentir
L’air est dense comme avant une bataille
ou une fête on ne sait pas ce qui se prépare
mais on sent que quelque chose va prendre forme
Partout c’est immobile et plein une canicule grosse
d’électricité ou de mondes nouveaux
comme des fruits bien mûrs tout au bord de la branche.
23.
L’été s’éternise
dire ce que l’on veut exprimer peut prendre du temps
et ce n’est pas seulement de la douceur qui est en nous
Blêmissement des volets peints la maison veille
d’un visage à l’autre
le temps s’écoule les mots restent absents
emmêlés immobiles dans leur cadre de pensées
Jamais un encouragement à écrire n’est venu
Persévérance entêtement malgré tout
Quelle saison sera propice ou pitoyable ?
Mais jamais le temps n’attend
il glisse sous le pas des portes
entr’ouvre les volets se pend dans les airs
comme un ballon crevé
Tôt ou tard il nous prendra de cours
quel que soit l’état d’avancement
de notre pensée.
24.
On s’entend
comme la nature se venge comme elle répand
ses excès sur les excès des hommes
Sur la pente dévalent les eaux alertes
telles des bêtes poursuivies
C’est l’automne ici
dans les luttes les pensées
dans tout ce qui est perdu ou non trouvé
dans tout ce qui ne sera plus
Les eaux dispersent les grisailles
et les pluies froides
C’est l’automne et son goût amer
le sureau a tourné la tête fléchit sur le devant
Il faut voir les ors se former les rousseurs
mûrir comme pour réveiller le fruit mort
et brûler l’incompréhensible fête
Je suis prêt désormais à m’entendre
avec toi.
25.
La terre est gorgée d’eau
Prolongement de la rivière et venue
de toute part par les barges ouvertes
et les crues et les débordements in-surmontés
Quoiqu’on écrive le temps s’écoule
de la même manière
indifférent comme tout être est indifférent
Si les mots ont leur sens
ils ne servent pas à débroussailler
ce que sera demain
Qu’est-ce qui pourrait être
qui ne soit énoncé depuis longtemps ?
Je n’oublie rien mais je fais comme si
je ne savais pas
comme si demain sera
comme aujourd’hui
Eau sur eau en peu de temps
tant de tristesse
Quelle langue uses-tu pour me parler ?
Méconnais-tu l’époque ? As-tu vu
mon corps liquéfié ?
Désormais c’est ainsi : le monde en eau
Que mon corps soit méconnaissable
Que ma vue s’indigne du néant
Tu demeures eau
de mon fleuve débordant.
26.
Le temps écoulé et le temps présent s’entre-dévorent
comme matières formes et rêves
amours et haines s’entremêlent
Où allons-nous ainsi ?
Depuis la jeunesse je me fraie un passage parmi les gens
Mon nom n’est plus prononcé par les mêmes voix
des sonorités disparaissent comme scintillent
les prunelliers dans les heures froides
de mars un seul jour durant
Là-bas les trous noirs s’alimentent de nos riens
l’amour même tel que je l’ai connu se transforme
c’est un bateau qui disparaît dans les eaux
dont on ne voit pas la fin
Les étoiles s’allument pour briller une nuit
puis une autre et l’œil qui les regarde
se met à briller de la même manière
ne sachant rien ressentant seulement
cette chose qui attend.
27.
Les vers ne sont pas faits pour apaiser
ni pour dissoudre le vrai dans la poudre
du temps je ne suis pas fait pour cela
mais pour contempler les poules d’eau sur le canal
leur chant suffit à reposer l’âme et dit assez
combien le corps est soluble au fil de l’eau
Au fond le boulevard bouge dans les lumières
mouillées c’est presque toucher la solitude
molle et accueillante l’entendre qui s’allonge
à force d’être flattée
comme un animal au corps chaud
C’est parce que je l’ai tellement aimé
et pas su le lui dire que les paroles
alertes et innombrables
comme de jeunes gardons pour frayer
me viennent encore en bouche.
28.
La mémoire comme les racines d’un arbre
est prisonnière de la profondeur
Laisse-moi me sauver de ta pesanteur
la vie n’est pas infinie
L’attraction juste tel un désir volatil
est donnée à tout le monde
puisque tu ne fais pas la distinction
entre les ailés et les rampants
les faiseurs de paix et les faiseurs de guerre
En définitive que restera-t-il de ce monde
sensible et si bref ?
Y sommes-nous pour quelque chose ?
nous qui ne volons qu’une seule fois
et ne valons pas plus qu’une vie.
29.
Je ne chante pas pour les autres
mais pour que tu survives
même si c’est de la manière la plus éthérée
de plus en plus loin comme une terre
en dérive après ces trombes d’eaux
Ta voix je l’entends encore me dire comment faire
pour ne pas mal faire
de plus en plus petite
Quant au large tu iras inutile de me faire signe
je saurais je saurais
Je saurais comme on ressent une chose de l’intérieur
Sans grandiloquence le cœur ne bat plus
comme avant
C’est l’hiver et l’herbe est figée
étincelante et sereine comme immortelle
L’héritage ? Il n’y a rien dont je puisse me défaire
Jamais rien à dire
L’amour se passant de mot
et parfois ne sait pas se faire savoir.
30.
Les points cardinaux commencent
au point d’origine et finissent au point d’arrivée
demain à la nuit tombée à la pressée de l’éternité
J’essaie d’écrire non pour dilapider le temps
mais pour le retenir le tenir en haleine
comme on invite quelqu’un à sa table
comme on le retient de partir par des chuchotis
partagés et des chants de connivence
Je ne reviendrai pas où tu étais
le point de naissance qui promit tant
quand le matin s’allumait de toute part
comme prend feu une forêt comme le cœur
la première fois s’enflamme
avec le naturel de l’émotion au hasard
des routes sur mon chemin précisément
où tu te trouvais
Enfin le point d’abandon capturant les bêtes
affolées dans les plaines roussies les faisant
disparaître comme des mots qui
n’ont plus de force pour ployer
le vraisemblable l’éphémère vrai
J’expulse l’air en moi J’y éteins ce quelque chose
La route n’est pas longue sans récompense
elle est distraite à la vue comme immergée
par le brouillard venant.
31.
Des quatre fenêtres s’annonce l’orage
aux nuages noirs
J’habite une vie fragile que je partage
avec tous
Se protéger est-il encore possible
quand le feu court si vite
Je pense comme un animal traqué
et j’ai beau fuir toujours il me rattrape
Il est en moi depuis le premier jour
quand sur mes pattes coulait le lait
poisseux de l’espérance.
32.
Parlant aux siens
seuls en mesure d’entendre
ces sonorités indispensables
pour exprimer pourquoi la vie est devant
Derrière il n’y a que ceux
qui survivent
J’ai essayé de répondre
mais le temps n’attend pas
il est comme l’eau dans les mains
Je laisse un désert où il y avait de l’eau
Insuffisamment de mots pour dégager
cette vérité demeurée inerte dans ta bouche.
33.
Tout ce concentré d’espoir cette envie d’être
seulement
C’est entre chien et loup que je me glisse
dans l’objet de tes rêves
cet autre que tu chéris
et qui se dissout dans tes bras
comme du sucre brun des îles
J’épie tout ce que tu fais tout ce qui advient
comme une corneille au corps lisse
depuis mon genre à moi
Ma ville depuis que j’attends a pris
des couleurs minérales de cendres
et des étendues où se perdre
Le monde ne s’arrête pas là
il se déroule comme un plan de génie
Dachau Alep Srebrenica Grozny
Marioupol la liste est interminable
Dans son vécu jamais une réponse
que de vagues émois et piètres remous
Imagine que l’on dise n’importe quoi
que l’on écrive des contre-vérités
comme s’il n’y avait rien de vrai
comme si l’impensable triomphait
Et si je me trompais ?
Si j’avançais réellement vers la félicité ?
34.
L’espérance est à son comble
le désir est au commencement comme la lueur
bleutée du jour suscite l’enthousiasme
Le corps n’est plus une coque en suspension
Il a forgé son but dans la fragilité du moment
entre grisaille et blancheur ni solide ni vapeur
juste une sensation de présence qui imprègne tout
Ce halo me comble me réconcilie
à l’instant présent
Il n’est pas besoin d’aller au-delà
puisque la neige recouvre tout
de son duvet animal la moindre feuille
la brindille la plus fine prend des poses enneigées
rigides le silence connaît toutes les formes
telles ces empreintes d’oiseaux étoilées
qui s’arrêtent après quelques pas
devant l’horizon rose et platonique.
Jean-Luc OTT - Strasbourg 2024