top of page

Poésies Jean-Luc OTT

CONTRASTES 2020

«Il gîte au gré du vent un son de deuil»

 

Le grand bambou

CHEN-ZU ANG

Traduction André MARKOWICK

EXTRAITS

 

I

 

J’écris les quelques mots d’un long chant

 

à mille lieues je sens ton souffle

de forêts dérouler les jeunes fougères

et grimper les roches jusqu’au sommet des arbres

De là-haut s’étale un paysage de silence

sans aucune parole pour jalonner

les ans perdus

l’herbe jaune est en dormance

c’est l’hiver depuis longtemps dans ton coeur

Il vient à moi pour renouveler

le pacte d’une fraîcheur sans pareille

 

III

 

Tu mets tes pas dans mes pas

pisteur inconsolé choyant ma route

plus que nulle autre traquant

l’errance à chaque fois que la vie

reprend ses rennes nonchalants

 

Je couvre la fêlure de mes mains

pour ne plus entendre pleine et entière

que la nature qui est en moi

quelle chance quel don

 

Tout semble clair à présent

que les étoiles ont pris leur place

dans l’immense cône noir du ciel

 

Est-ce trahison ou hasard

quand les êtres ne se retrouvent pas ?

Je règle mes pas sur tes pas

pour que le rêve ait un sens.

 

IV

 

Tu t’agites comme l’éphémère momentanément

surpris par l’existence

riche de l’instant l’occupant tout entier

d’une fragile danse

Tu respires à peine tant tes paroles vives

naissent trop vite pour ma conscience

Je rassemble mon corps et mon esprit

après que l’amour m’a donné tant d’ailes

à ne plus pouvoir retomber

à ne plus reconnaître l’époque

Grandi comme se dilate l’espace

quand il est pris au piège

Voilà que je me pose

et me contente d’être

je me pose pour que puisse durer l’instant

magique quand tu t’agites dans l’air

parmi les sons assourdis d’un bonheur

que rien ne peut rompre

Je me pose dans la lenteur

des mots denses planant entre les eaux

jusqu’au profond de la mer.

 

VII

 

Aujourd’hui les mots auraient été possibles

Aujourd’hui je les entendrais

avec eux était le temps suspendu

L’approche de toi une conquête silencieuse

lente emprise sur ton âme comme danse d’étourneaux

 

Mais de ce besoin de vivre

il n’est rien resté

 

Chaque nuit chaque jour

pareils indéchiffrables

 

Depuis que le toucher est indélicat

il revient à la parole de venir à toi

d’apprendre son rôle sans attendre

 

Il faut revenir sur ces pas

ne sachant où tu te trouves

Il faut remonter là

où il n’y a pas de retour

 

Aujourd’hui sans conteste

nous nous aimerions

autrement.

 

IX

 

Le lit est défait juste sous les toits

Apathie déjà

dans le lent travail de persuasion

La chaleur étouffante réveille les corps

en dispose suavement

il y a là tant de lumière que la poussière

semble une guirlande de fête

Ta beauté fait encore la moue

des mauvais jours Ici je me dérobe quand

tu glisses dans la joie comme on se retourne

et je succombe encore car la chair est faible

et l’amour fait envie

Pourtant je me convaincs que

tu ne m’auras pas deux fois

Tango des méprises

Ta jeunesse s’est brûlée sous mes doigts

comme cierge magique et pourtant

quelque chose s’inscrit dans la pierre

qu’il faut que je te dise.

 

XI

 

Le temps change vite déjà les vents glacés

de février désertent le ciel et replient

leur malveillance sous des maux en rémission

Surtout ne pas s’inscrire dans la durée

Faire en sorte seulement de durer pas à pas

 

Il fait nuit encore quand on entend

le premier chant d’oiseaux glorieux soliste

à peine éveillé matines solennelles

Tout ça je ne le savais pas comme j’ignorais

que l’on dût vivre au jour le jour

dans l’incertitude de combats singuliers

 

En tâtonnant il fallait apprendre l’arrête

des choses la mesure à ne pas dépasser

le juste dosage qu’exige le corps

 

Toi hermétique à tout langage indomptable

comme se cabrent les chevaux dans les stalles

dans ma tête inhospitalière je reste seul

à ma façon aussi je résiste.

 

XV

 

Le mois d’avril a un sursaut d’hiver

j’entends le cliquetis d’un câble téléphonique

qui se frotte au lampadaire de la rue

il enflamme le bruit des feuilles

des peupliers dans ma tête

 

La mémoire a le pouvoir de ressusciter

la matière et les choses inertes

Matière et chose sont agiles

même quand aucun serment ne lie

 

Tout s’agite dans mon âme s’enquille

d’horizon en un vibrato incertain

des haussières invisibles me retiennent

quelque part où il n’y a plus de vie.

 

XVIII

 

Les anges du néant te regardent

comme s’ils s’adressaient à ton coeur directement

te bouleversent au point de faire monter

en toi la vague mélancolique des nuages

la boule géante et nauséeuse du désespoir.

Trop beaux - et il en est fait de tes gardes

détruite la haie plantée par tes soins

renversé l’usage même de ta raison

A quoi bon lutter ? Tu es redevenu sensible

à fleur de peau comme aux premiers

jours de l’amour.

 

Pourtant ces anges sont éphémères

et ne survivent pas aux mirages qu’ils jettent

seul l’effet sur ta foi est durable

Leur miracle est de te troubler pour

une infinité de temps

Tu chancelles encore à son souvenir

à l’automne quand les branches

par brassées s’effeuillent au vent.

 

XX

 

La lumière baisse et les ombres s’allongent

sur le trottoir d’en face

qui n’a pas joué au toucher des ombres

dans ses jeunes années ?

 

Je veux l’être tout entier

dans l’intarissable sortilège de la mémoire

où tu ne maîtrises rien

Sans tractation

Toi-moi jusqu’à se confondre

quand le temps n’en finit pas de polir

les aspérités initiales doute et crainte mêlés

jusqu’à ne laisser qu’une rognure

qui n’a de parole que pour moi

j’ai cru qu’il suffisait que le temps passe

pour que tu disparaisses

Tant que dépérira la lumière

Nout la déesse avalera sa boule de feu

comme un leurre.

 

XXI

 

Tu pourrais être près de moi

dans la somnolence des jours

la vie s’écoulerait avec ses hauts et ses bas

les poèmes seraient inutiles pareillement

le temps s’accorderait à nos pas lents

mais filerait à l’allure des oies sauvages

qui parcourent les degrés du ciel

 

Une vie ordinaire à se découvrir

à se méprendre

pour que le moment venu

le droit de pleurer me soit reconnu.

 

XXII

 

Le hasard a fait de nous cette chose unique

 

Il sait que je l’aimerai au-delà du temps

s’il était possible

qu’un poème marque l’éternité

des humains parfois malgré eux

pour les tendre vers la mesure

alors que j’entends se plaindre la terre

je ne peux répondre que par ce chant

 

Cette clarté qu’en toi je situe

malgré l’ombre sidérale

qui nous unit et nous sépare

et me lie en toute connaissance

de cause et ce malgré le mystère

qui entoure ce monde

et l’autre monde.

 

XXV

 

Tu boudes quand tu n’as pas eu raison

de mon inertie qui aveugle reste à la traîne

D’avance tu sais quand les saisons tournent leurs dos

aux arbres et que s’estompent les couleurs

 

Que mes mains se seront jamais pleines

pour tes esquisses sinon de vent pour seconder

une fuite et poussière pour l’aveuglement

Tu voyais mieux en moi que moi-même

 

Mais je sais que ton coeur est blessé

qu’il l’a été depuis la nuit des temps

et qu’il n’y a de remède à cela que je connaisse

 

XXVI

 

Les jours passent emmanchés de dimanches

c’est l’heure où le soleil me touche

et m’insuffle la chaleur de vivre

Par son lent roucoulement le pigeon est à ses amours

et rend le silence plus quémandeur

On entend parfaitement le vol des insectes en déplacements

solitaires qui d’instinct s’aiguillonnent dans les airs

Le règne animal vit partout son temps compté

dans l’espace que d’autorité nous attribuons

à chaque chose. L’heure du monde est suspendue

et momentanément pose question.

 

Quelle est ma place dans tout cela moi l’hôte du passé ?

 

Le son des cloches conquiert l’instant et saisit

mon âme de son chant aux racines qui plongent

des mains noueuses dans mon coeur

 

Le passé est un voltigeur dont je rêve qu’il puisse

se poser dans le sable où s’imprime le pas de l’oiseau

 

Il faudrait tout oublier des douleurs

et ne vivre que de lendemains.

 

XXVII

 

Il s’abat une teinte d’épuisement

sur les branches sitôt vieillies des arbres

Le grand soleil devient féroce

sur la terre comme au ciel

 

Les senteurs se font captieuses

on croirait entendre suinter

le suc des herbes alors que se taisent

les nuits rêches et décharnées de ton absence

 

Les solives se contractent sur les rares traces

de tes mots qui traînent encore il n’y a là

plus de quoi faire un poème

 

Des crevasses figées éventrent la terre

les insectes ont des bruits de bois sec

les oiseaux ont fui vers d’autres matins.

 

XXVIII

 

L’ampoule électrique a des variations

de lumière bien que l’on annonce aucun orage

 

Les souvenirs se replient sans disparaître

comme des planètes se ressentent dans l’obscurité

d’un temps où tout s’y fourvoie

Tu fais partie de moi sans que tu le cautionnes

sans que tu le vives de la même intensité

pour la seule raison que l’histoire est présente

en chaque chose même si elle est enfouie

dans les sables friables que les vents

font frotter entre les sables jusqu’au dénuement

Jusqu’à ce que le roulis de la mémoire

s’estompe de soi-même

 

Ce grain était peut-être du piédestal d’un ange

sur lequel des traces d’ADN sont encore lisibles

 

XXX

 

Un fanal s’est ouvert en moi

une quête éternelle s’absente rampe

et se diffuse dans l’immensité des nuits

La barque est un chargement de sel

chaque débris de toi est un îlot vers lequel tendre

 

Le reste est noir illisible dense

l’encre du ciel s’est déversée comme un long poème

saturé de toutes les émotions déjà décrites

par d’autres c’est trop dense

 

Je reste seul personne ne cherche à lire

la détresse dans mes paumes

la tristesse détourne les yeux c’est humain

elle inonde et se retire monte et retombe

au gré du sommeil éloignant de mes yeux

toute apparence d’éveil.

 

XXXI

 

Les ténèbres sont là quelque part

elles ralentissent le monde bloquent

pour quelque temps ses rouages débridés

Les yeux des bêtes n’y luisent pas

et l’âme coupable des hommes est réduite

à n’être qu’une pelote rétractée

 

Tout est calme dans ce temps suspendu

Tout est mirage On atteint le coeur du monde

Le cerisier du japon est couvert de roses

les oiseaux s’égosillent où se dissimule

ta voix d’avant. Mon regard est inerte

comme tout mon être habitué à l’absence

J’attends que tu fasses le premier geste

alors seulement je marcherai vers toi

quand bien même il serait trop tard.

 

XXXV

 

Puis le temps nous est donné

de n’être qu’avec soi-même

 

Les fleurs rouges de la courtepointe

sont posées mollement sur les genoux

et fixent l’attention

 

Il ne sait pas qu’un monde se termine

On ne lui dit rien

 

Peut-être même ne sait-il plus

à qui sont ces roses

et les poèmes de ses mains

dont les lettres sont sans retour

 

Rien n’y fait,

ailleurs la clarté est lumineuse

que de prétentions naissent

et de certitudes fanées.

 

XXXVI

 

Je cherche la nature non meurtrie

le plus loin possible de l’homme

Là où le vert est encore vert

et plus bavards les oiseaux.

 

Le silence rayonne de partout

et donne vie à toute chose

 

Quand un animal sauvage surpris

s’échappe au détour d’un bois

le coeur est ranimé d’une joie indescriptible

 

je cherche cela dans les mots

qu’égoïstement je ne partage pas

 

Mais il est temps de redescendre

nous avons été trop loin

dans l’usage du monde.

 

XXXVIII

 

Ecoute le silence il est si rare

de n’entendre rien

C’est un long dimanche qui envahit le temps

les bourgeons des branches glissent

en feuilles imperceptiblement

Il y a comme un vent de deuil

qui habite l’air

Vides sont les rues de la ville

vide est mon âme

Le jour commence et finit pareillement

dans la torpeur d’un autre âge

demain il faudra vivre autrement.

 

XXXX

 

La mort danse dehors dans les lumières vives

du printemps. Que faut-il attendre ?

Je sais que ce n’est plus le temps

de l’insouciance et de l’amour pour moi

et que compte la vie à venir quand

mes yeux n’affouillent qu’un passé déjà fait.

 

A quoi bon ces poèmes qui font si peu de bruit

alors que dehors on applaudit à vingt heures

ceux qui pour nous se dévouent.

Il faut s’émerveiller encore

pendant que la lune serpe d’or d’Essenine

plaque sa courbe coupante

dans un ciel limpide, serein et noir,

pendant qu’en bas, juste à portée

saillante serine la mort.

 

XXXXI

 

Ensevelis-moi encore dans ta solitude

qu’effleurent les parois enchantées

d’une grotte pleine de mains.

 

Tes mots m’entourent

et bruissent en moi

comme les feuilles jaunes des peupliers

que le vent multiplie.

Ces vieux mots n’ont plus cours

Quand je m’éveillerai

je serai en proie

à l’effroi du monde.

 

XXXXIII

 

Toujours à jeun le corps

est une abeille laborieuse

 

Mille et mille fleurs parsèment la terre

depuis les contrées lointaines

jusque dans le présent le plus labouré

 

L’amour a tant de formes

qu’il rend fou les religieux

et toujours le ciel est bleu

même où il se fait oppressant

les mains lourdes et la voix

pleine de sons gutturaux

 

Tant qu’il y aura de la vie

là dans le silence profond du ciel

il saura chanter dans toutes les langues

jusqu’en enfer.

 

XXXXIV

 

Tu pèses dans la musette qui pend

à mon épaule la corde lacère du poids

d’un vide ma chair en mouvement

 

Si je pouvais jeter là au milieu de la gravière

ces souvenirs usés pour ne plus y tendre

Ils condamnent toute joie à n’être

qu’une souche brune à la dérive

 

Ici des lambeaux de feuilles stagnent

le calme remuement des herbes donne

à la profondeur de l’eau un air de songe

 

Il n’y a pas d’âme damnée dans l’opacité

du monde il n’y a pas d’âme dans le calme

de l’eau elle est dans ma tête en perdition

C’est ton image que je cherche

C’est ton image que je ne trouve

même si tout y conduit

 

Tu bouges encore lorsque je te ramène

de ce sommeil agité qu’ont les anges

quand on les appelle.

 

XXXXV

 

L’orage tonne derrière les apparences

un calme divin

des oiseaux démultipliés

qu’on croirait naissant de nulle part

un ciel limpide irréel

comme un ciel antique

 

Demain le monde se réveillera t-il ?

 

Je me sens transfiguré

dans les signes qui disent le monde

Je me sens aphone par les mots

devant l’instant unique

incapable d’ivresse

ailleurs déjà

Quand viendra le flot assourdissant

des pals prostrés derrière l’attente

ce sera l’heure solennelle

le point d’équilibre remis en jeu

et je n’y pourrai rien.

Strasbourg, 2020

© 2021 by Poésies Jean-Luc OTT. Proudly created with conceptoo.eu
bottom of page